Pour l'enseignement des langues dans l'Union européenne, et donc en France, on fait souvent référence au Conseil européen de Barcelone, en 2002, qui a défini «l'objectif de Barcelone» : inviter les États-membres à l'enseignement d'au moins deux langues étrangères «dès le plus jeune âge».
Près de vingt ans après, la réussite n'est pas au rendez-vous.
Cet objectif était-il raisonnable ? Faut-il continuer à le viser, ou faut-il changer de moyens pour y parvenir ?
Pour répondre à ces questions, on peut consulter diverses études sur les compétences linguistiques des Européens. L'étude la plus vaste est une enquête Eurobaromètre de 2012, EBS 386 "Les Européens et leurs langues".
1. Pourquoi des données plus récentes ne sont-elles pas disponibles par Eurobaromètre ?
Le dernier rapport sur les langues EBS 386 date de 2012 (terrain février-mars 2012, publication juin 2012). Il fait référence à une enquête Eurobaromètre précédente EBS 243 de 2005-2006 (terrain en novembre décembre 2005, publication en février 2006.
Cette enquête Eurobaromètre EBS 243 fait elle-même référence à une plus ancienne, EBS 147 de 2000-2001 (terrain décembre 2000, publication février 2001).
EBS147 fait un peu référence à un Eurobaromètre standard, EB52, de 1999-2000.
En résumé, il y a eu un an entre EB52 et EBS 147, puis cinq ans entre EBS147 et EBS243, puis six ou sept ans entre EBS243 et EBS386. Cette dernière étude, a été réalisée il y a près de 8 ans.
Pourquoi ne pas avoir fait d’autres études sur les langues depuis 2012 ? Les mauvaises langues pourraient dire parce que les résultats de cette étude de 2012 ne concordent pas avec les discours de nos gouvernants, qui voudraient que tous les Européens parlent plusieurs langues (objectif de Lisbonne), et en particulier « maîtrisent l’anglais », ce qui est très loin d’être le cas. De plus, cette enquête de 2012 dit que les Européens souhaitent à la fois que toutes les langues de l’Union soient traitées équitablement, et qu’il y ait une langue de communication pour permettre les échanges d’informations entre l’administration de l’UE et les simples citoyens. Si, comme le voudraient nos gouvernants, c’est l’anglais qui devient la langue commune, alors cela implique que l’anglais serait une langue privilégiée, et que toutes les langues ne seraient pas traitées à égalité.
2. Il n’est pas certain que les nouvelles générations soient plus capables de parler des langues étrangères que les générations anciennes
Une croyance largement répandue, et diffusée dans les médias et par les gouvernants, est que même si les Européens actuels parlent mal les langues étrangères, c’est parce que les « vieux » n’ont pas eu d’enseignement à ce sujet, ou bien un mauvais enseignement, mais que les « jeunes » vont être bien meilleurs, parce qu’ils ont un enseignement de langues plus développé, et que les nouvelles technologies vont permettre un apprentissage rapide. C’est loin d’être certain.
Extrait du rapport EBS 386, page 5 :
Les pays où l’on observe les plus fortes hausses de la proportion de répondants affirmant pouvoir parler au moins une langue étrangère suffisamment bien pour tenir une conversation, par rapport aux résultats de l’édition précédente de l’Eurobaromètre, sont l’Autriche (+16 points, à 78%), la Finlande (+6 points, à 75%), et l’Irlande (+6 points, à 40%).
A l’inverse, la proportion des Européens capables de parler au moins une langue étrangère a nettement baissé en Slovaquie (-17 points, à 80%), en République tchèque (-12 points, à 49%), en Bulgarie (-11 points, à 48%), en Pologne (-7 points, à 50%), et en Hongrie (-7 points, à 35%). Dans ces pays, la tendance concernant les proportions de personnes qui parlent des langues étrangères comme le russe ou l’allemand est à la baisse.
Autrement dit, les habitants d’Europe de l’Est désapprennent le russe, mais n’apprennent pas l’anglais pour autant.
3. Quelques documents plus récents sur les capacités linguistiques des Européens
Oui, il existe des documents plus récents, qui sont présentés dans l’ordre chronologique de publication.
Jean-Claude Barbier, est sociologue et professeur à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne ; l’article indiqué « Les dommages de l’anglais comme langue véhiculaire : tous les niveaux de la société contemporaine en Europe sont concernés » a été publié dans Hermès, La Revue 2016/2 (n° 75).
Nuria Garcia a publié « Pourquoi les Français parlent-ils mal anglais ? Les limites de l’action publique dans le domaine du gouvernement des langues » en 2017 dans Politique et Sociétés (Société québécoise de science politique).
La Recommandation du Conseil européen date de mai 2018, et permet de constater qu’il n’y a pas d’enquête exhaustive dans l’Union européenne plus récente que l’Eurobaromètre sur les langues EBS 386.
Le texte d’Annie Lherete (enseignante d’anglais, et inspectrice générale de l’Education nationale dans le groupe des langues vivantes) date de fin 2018, et contient diverses références intéressantes.
3.1. Jean-Claude Barbier : « Les dommages de l’anglais comme langue véhiculaire : tous les niveaux de la société contemporaine en Europe sont concernés » (2016)
Il indique notamment, sur la base de travaux de M. Gazzola (2014), que dans un régime monolingual anglophone (si l’anglais était la langue officielle de l’Union européenne), le taux absolu d’exclusion dans l’Union européenne serait de 49 % (personnes ne comprenant pas du tout l’anglais), et que le taux relatif d’exclusion dans l’UE serait de 81 %. Pour la France, le taux absolu d’exclusion serait de 55 %, et le taux relatif d’exclusion serait 95 % ( et il existe des pays où l’exclusion serait pire : Hongrie, Pologne, Espagne…).
« Au total, sur la base d’une autoévaluation sans contrôle réel, moins d’un Européen sur trois est capable de traiter des situations simples en anglais. On est donc loin de l’anglais considéré comme « lingua franca » : lingua franca, il l’est certes, mais pour de minuscules élites administratives et universitaires, et encore. »
3.2. Núria Garcia, « Pourquoi les Français parlent-ils mal anglais ? Les limites de l’action publique dans le domaine du gouvernement des langues (2017)
Il est en particulier rappelé que l’Education nationale française dépense davantage pour l’enseignement des langues que la moyenne des autres pays : le mauvais niveau final des élèves français en langues, et en particulier en anglais, ne provient donc pas d’un nombre insuffisant d’heures de cours, ou bien de méthodes pédagogiques trop anciennes. Les raisons sont ailleurs.
« le cas de la France se caractérise à la fois par une proportion très faible d’élèves atteignant le niveau « utilisateur indépendant avancé » B2 (5 % des élèves français contre une moyenne de 23 % des élèves pour l’ensemble des pays analysés), et par une très forte proportion d’élèves possédant un niveau faible (40 % pour le niveau introductif A1), voire très faible (31 % ne dépassant pas le niveau débutant pré-A1).
Si les objectifs formulés par le ministère de l’Éducation nationale en 2005 dans le cadre de la mise en place du socle commun de connaissances prévoient en principe que l’ensemble des élèves atteignent le niveau B1 pour la première langue vivante étrangère étudiée à la fin de la période de scolarité obligatoire7, les résultats de l’enquête ESLC montrent que seuls 14 % des élèves français atteignent réellement ce niveau. »
« avec un minimum de 738 heures d’enseigne-ment dans la première langue étrangère – qui est dans 97,9 % des cas l’anglais –, le nombre d’heures d’enseignement de l’anglais dont bénéficient les élèves français est parmi les plus élevés en Europe, après l’Italie (891 heures), l’Espagne (805 heures) et l’Allemagne (733-790 heures), selon la forme d’enseignement. Les pays nordiques qui occupent les premiers rangs dans les enquêtes comparatives sur les compétences en anglais se caractérisent au contraire par un nombre d’heures d’enseignement de l’anglais significativement plus faible : 456 heures en Finlande, 480 en Suède, 570 au Danemark et 593 en Norvège (Eurydice, 2012 : 120). De même, l’effet des variables liées à l’âge de début d’apprentissage de l’anglais et le nombre d’années d’études de l’anglais n’est pas déterminant, puisque la France se situe dans les deux cas au-dessus de la moyenne des pays européens, avec des élèves commençant l’apprentissage de l’anglais dès l’âge de sept ans et pour une durée de neuf ans. »
« Le consensus affiché en faveur du « multilinguisme » est en réalité un consensus ambigu qui masque une tension entre la volonté de faire en sorte que l’ensemble des élèves maîtrisent l’anglais et la préoccupation de limiter l’influence de l’anglais dans la société française tout comme à l’international à travers la promotion d’autres langues. De manière globale, la position des élites en matière d’enseignement des langues étrangères se caractérise principalement par l’indécision et l’absence de vision et de projet de politique linguistique clairement structuré. »
3.3. Recommandation du Conseil européen relative à une approche globale de l’enseignement et de l’apprentissage des langues (mai 2018)
Il est fait référence à l’enquête Eurobaromètre EBS 386, qui dit que « Près de la moitié des Européens déclarent qu’ils ne sont pas capables de tenir une conversation dans une autre langue que leur langue maternelle »
« Seuls quatre apprenants sur dix dans l’enseignement secondaire atteignent le niveau d’«utilisateur indépendant» dans leur première langue étrangère, soit la capacité de tenir une conversation simple. Seul un quart des apprenants atteignent ce niveau dans leur deuxième langue étrangère1. Une analyse comparative des langues dans l’éducation et la formation a montré que la plupart des États membres éprouvent des difficultés à garantir des acquis d’apprentissage appropriés dans le domaine des langues. S’il existe des difficultés dans tous les secteurs de l’éducation, celles-ci sont particulièrement marquées dans l’enseignement et la formation professionnels qui mettent nettement moins l’accent sur l’apprentissage des langues. »
3.4. Annie LHERETE, «Le plurilinguisme dans les projets européens», novembre 2018
C’est une partie de « Consultation citoyenne sur l’Europe : l’expertise au service de l’éducation et de la formation », organisée à la fin de 2018 par l’association des experts d’Erasmus + en France, EvalUE : https://actualites.ecoledeslettres.fr/wp-content/uploads/2018/11/Le-plurilinguisme-dans-les-projets-europeens-A-Lherete.pdf.
On peut y lire en particulier :
«Il est à cet égard révélateur qu’il n’y ait eu un Commissariat au multilinguisme en Europe que de 2007 à 2009.
Comme si les Européens s’étaient plus ou moins faits à l’idée qu’ils n’avaient désormais d’autre choix que d’adopter la langue de la mondialisation avec les modes de pensée dont elle est le vecteur, aussi bien dans les secteurs de l’éducation que dans le monde du travail.»
« Avec l’urgence de doter les apprenants d’une formation minimale en anglais pour augmenter l’employabilité, les politiques européennes ont été conduites à soutenir plus mollement les langues maternelles non enseignées toujours plus nombreuses en Europe ainsi que les LV2 autres que l’anglais. Le français LV2 a régressé en Espagne et en Italie, l’allemand autrefois souvent LV1 en France est souvent devenu une LV2, de nombreux pays de l’Union ont renoncé à rendre obligatoire l’enseignement de deux langues étrangères dans le secondaire.
Un certain laisser-faire linguistique associé à une mondialisation rampante a abouti à une homogénéisation linguistique de surface, la main invisible du marché imposant l’anglais comme lingua franca non seulement dans la plupart des secteurs professionnels (ce qui parait plus ou moins inévitable) mais aussi dans les secteurs scolaires et universitaires (ce qui vaut d’être mis en débat) . Le risque est grand aujourd’hui que chez les apprenants une maîtrise minimale de l’anglais Lingua Franca ELF ne se substitue à la recherche d’une véritable maîtrise de l’ anglais langue étrangère EFL.
[note du rédacteur : ELF = English as Lingua Franca, EFL = English as Foreign Language]
Les textes internes à l’Union européenne sont de plus en plus conçus en anglais avant d’être traduits dans les autres langues, ce qui n’est plus toujours le cas. Ils ne correspondent qu’imparfaitement à la façon de penser et d’argumenter des Européens non anglophones de naissance. Les Européens qui sont les moins familiers des concepts et des référents culturels anglo-saxons se sentent plus ou moins exclus et s’exposent dangereusement aux sirènes nationalistes ou sécessionnistes qui chantent dans leur langue nationale.
Le plurilinguisme souhaité à Barcelone pour les jeunes européens se limite aujourd’hui le plus souvent à un plurilinguisme minimal : langue maternelle + anglais comme langue de communication (en général au niveau « d’utilisateur indépendant » du CECRL).
[note du rédacteur : CECRL = Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues]
Or s’il est admis que le niveau « utilisateur indépendant » du CECRL convient assez souvent dans le monde du travail, il reste insuffisant pour accéder à des compétences universitaires de haut niveau, développer un esprit critique, se construire une identité européenne plurielle.
Il est essentiel que la Commission, les Etats membres et nous-mêmes électeurs du prochain Parlement européen remettions la question du plurilinguisme au cœur des priorités de cette Europe de la culture et de la connaissance que les dirigeants semblent appeler de leur vœux. »
« On note que dans le Rapport de la Commission au parlement européen sur une évaluation à mi-parcours du programme Erasmus + (2014-2020), les mots plurilinguisme, multilinguisme n’apparaissent jamais. Le mot langues apparaît une seule fois. »
« La problématique des langues n’a pourtant pas disparu. Les experts – évaluateurs des candidatures Erasmus + font les constats suivants :
- un nombre particulièrement important de projets de mobilité dans le secteur scolaire vise explicitement – au moins au stade de la candidature – à renforcer les compétences en langue anglaise, chez des apprenants comme chez des formateurs.
- les candidatures à des mobilités de formation pour des enseignants de langue anglaise se multiplient. Dans les faits, elles se déroulent très souvent en école « internationale », hors des pays de langue anglaise, ce qui avalise la déconnection langue-culture et détermine à long terme la manière dont cette langue sera enseignée et perçue par les apprenants.
- la quasi-totalité des projets utilisent la langue anglaise comme langue de travail et d’échange, ce qui installe l’idée que toute mobilité ne peut se faire qu’en anglais. Les nouvelles contraintes pour les partenariats qui doivent désormais impliquer au moins 3 institutions ont pour incidence que l’anglais s’impose de fait comme lingua franca entre les participants.
- les mobilités d’étudiants s’inscrivent de plus en plus dans des parcours dits « internationaux » avec cours en anglais langue tierce dans des universités européennes non anglophones, quels que soient les domaines de spécialités concernés. »
« Bon gré, mal gré, Erasmus + contribue à installer l’anglais – lingua franca comme principale langue de mobilité au risque de fragiliser l’objectif de véritable plurilinguisme tel que défini à Barcelone pour les participants au programme. »
« L’anglais, langue de truchement devient une eurolangue, distincte de l’anglais britannique comme de l’anglais américain, une langue croupion qui se parle entre locuteurs non natifs, et dont la maîtrise s’auto-plafonne au niveau dit « d’utilisateur indépendant ». Il importe de prendre conscience que ce niveau de compétences ne permet pas aux locuteurs de se faire vraiment bien comprendre par les anglophones, ni de comprendre l’implicite de leur discours, que ce soit au quotidien ou dans le domaine plus complexe de la connaissance.
Un nouveau constat apparaît : si la simple maîtrise d’un anglais de truchement constitue à l’évidence un atout dans le monde du travail peu ou moyennement qualifié, elle s’avère insuffisante pour des emplois hautement qualifiés, pour faire des études, conduire une recherche, accéder à un mode de pensée élaboré, transmettre des savoirs complexes, manager une équipe.
Une maîtrise insuffisante de la densité d’une langue quelle qu’elle soit, de son substrat culturel, des référents culturels dont elle est porteuse bride à la fois la compréhension et la réflexion. (Voir à ce sujet les conclusions du projet européen IntlUni).
L’absence de plurilinguisme véritable, conjugué à une compétence qui reste médiocre en anglais langue tierce constitue un handicap tant pour une participation de qualité aux débats démocratiques au sein de l’Europe que pour une construction de l’Europe de la connaissance. »
Il est aussi fait référence à la Recommandation du Conseil européen de mai 2018 « relative à une approche globale de l’enseignement et de l’apprentissage des langues ».
« Les objectifs sont revus à la hausse. Pour tous les jeunes scolarisés en Europe, l’objectif d’acquérir des compétences en plusieurs langues est renouvelé avec des niveaux visés qui vont bien au-delà d’une compétence de communication en lingua franca :
-« Utilisateur expérimenté » dans deux langues à la fin du secondaire ;
-« Utilisateur indépendant » dans la troisième langue. »
Il est rappelé que « Seuls 4 apprenants sur 10 dans l’enseignement secondaire atteignent le niveau indépendant (capacité à tenir une conversation simple) dans leur première langue étrangère. Seuls ¼ des apprenants atteignent ce niveau en langue 2. »
Conclusion
En d’autres termes, le Conseil européen constate que les Européens sont incapables de communiquer efficacement dans une langue étrangère, c’est pourquoi il « hausse les objectifs » et demande que les Européens soient capables de communiquer dans trois langues étrangères.
En constatant l’échec d’un élève à apprendre sa leçon, est-il bien raisonnable de lui infliger trois leçons au lieu d’une ? Ne serait-il pas plus efficace, sur le plan pédagogique, d’essayer de réussir à apprendre une langue, plutôt que d’avoir un objectif démesurément ambitieux d’en apprendre plusieurs ? Et s’il faut apprendre une langue de façon à avoir un niveau suffisant pour vraiment communiquer, et non simplement savoir demander le chemin des toilettes, ne serait-ce pas mieux d’expérimenter une langue simple, précise et facile telle que l’espéranto, plutôt que de commencer par une langue nationale aussi difficile que l’anglais ?
Outre le sentiment de réussite et de confiance en soi, ceci permettrait aussi l’apprentissage ultérieur plus facile d’autres langues, tel que souhaité par l’objectif de Lisbonne. Quand donc nos gouvernants accepteront-ils de regarder la réalité en face ?
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