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Pourquoi l’espéranto s’acquiert-il tellement plus vite que les autres langues étrangères ?

Dernière mise à jour : 6 févr. 2020

Cet article est extrait d'un texte de Claude Piron publié ici.

Si l’espérantophone se sent libre, naturel, c’est qu’il n’a pratiquement pas de réflexes conditionnés à opposer à ses réflexes innés. Il manie la langue de façon créative, grâce à un petit nombre de repères d’une rigueur absolue.

L’étranger qui dit « vous musiquez bellement » se rend peut-être ridicule, ce qui, soit dit en passant, fausse la relation humaine, mais il ne fait qu’appliquer avec rigueur les structures de notre langue qu’il a assimilées. En espéranto, il a le droit de dire « vi muzikas bele ». La liberté de faire du concept "musique" un verbe résulte de la rigueur de la terminaison -as : celle-ci indique toujours, et exclusivement, un indicatif présent. La terminaison -e a la même rigueur, d’où le droit de l’appliquer chaque fois qu’on veut indiquer la manière, le moyen, la circonstance. En espéranto, toute structure linguistique est généralisable à l’infini.


Les langues nationales s’acquièrent de façon additive, l’espéranto de façon multiplicative. Il y a la même différence qu’entre progression arithmétique et progression géométrique. Dans n’importe quelle langue occidentale, les mots santé, guérir, curatif, etc., doivent être appris séparément : le processus est additif. En espéranto, chaque nouvel élément multiplie le lexique préalablement acquis. Considérons les monèmes san, qui exprime le concept de "santé", et jun (prononcer : youn), qui correspond à la "jeunesse" , ainsi que cinq éléments — cinq morphèmes, dirait un linguiste — particulièrement multiplicateurs : -a (fonction adjective), -o (fonction substantive), -i (fonction infinitive), re (retour) et ig (causatif). Leur combinaison donnera sana, "bien portant", sano, "santé", resanigi, "guérir" ("rendre de nouveau bien portant"), resanigo, "guérison", resaniga, "curatif", juna, "jeune", juno, "jeunesse", rejunigi, "rajeunir", rejunigo, "rajeunissement", etc. Un seul monème de plus, ebl, qui exprime la possibilité, accroîtra sensiblement votre vocabulaire. A côté de ebla, "possible" et eblo, "possibilité", vous formerez resanigebla ou sanigebla, "guérissable", "curable" et rejunigebla, "susceptible d’être rajeuni", pour ne rien dire d’ebligi, "rendre possible", "donner la possibilité".

Le même système étant appliqué à toute la langue, le vocabulaire à mémoriser est fortement réduit. En appliquant les cinq éléments précités à la racine vid, « voir », l’élève formera lui-même vidi, "voir", vido, "vue", "vision", vida, "visuel", vidigi, "faire voir", "montrer", vidigo, "fait de faire voir", "action de montrer", vidiga, "qui fait voir", "illustratif", revidi, "revoir", revido, "la ’revoyure’", videbla, "visible", videblo, "visibilité", videbligi, "rendre visible", videbligo, "action de rendre visible", revidebliga, "qui a pour effet de rendre de nouveau visible", etc. Ainsi, une fois les cinq premiers éléments acquis, il suffit d’apprendre une racine, vid-, pour pouvoir traduire neuf mots français et composer soi-même quatre mots supplémentaires qui ne peuvent être traduits dans notre langue que par des circonlocutions.


Deux attitudes opposées, chacune légitime à son niveau, se présentent dans les apprentissages linguistiques. Dans le cas d’une langue nationale, c’est la soumission ; pas question de vagabonder hors des chemins tracés : il m’aide est admis, il aide moi ou il aide à moi sont exclus. En anglais ou en allemand, on n’a pas davantage de choix, mais les structures imposées sont différentes : he helps me (il aide moi), er hilft mir (il aide à moi). Ces contraintes sont comparables aux usages et formes de politesse qu’il faut respecter si l’on ne veut pas choquer et qui donnent à chaque culture sa saveur irremplaçable.


Mais ce qui a un sens dans le cadre d’une culture donnée n’en a plus au niveau interculturel. L’ordre des mots de la phrase néerlandaise ou allemande, qui contribue à donner à ces langues leur génie particulier, se mue en handicap dans la communication inter-peuples : il empêche l’étranger de s’exprimer avec la même aisance que le natif.


Visant à faciliter au maximum le dialogue humain, l’espéranto ne pouvait imposer les habitudes d’un peuple déterminé ; il a donc naturellement débouché sur une attitude opposée à la soumission : le libre choix. L’échange interhumain n’atteint son niveau le plus parfait que si l’énergie nerveuse, ou l’attention, se centre sur le contenu du message, pas sur des détails formels. Dans l’exemple précité, pour que le message passe, il faut et il suffit que le sujet soit distingué de l’objet et que le concept d’aide soit exprimé sous forme de verbe au présent.


Ces points respectés, l’usager de l’espéranto est libre : li min helpas, li helpas min, li helpas al mi sont également corrects et fréquents. Le choix dépend de l’humeur du moment ou de l’effet stylistique recherché (rythme, par exemple). De même, pour exprimer l’idée « il ira en tram », l’espérantophone a une latitude sans équivalent ailleurs : li iros en tramo (en, « dans ») ; li iros per tramo (per, « au moyen de ») ; li trame iros (-e indique la manière, le moyen) ; li iros pertrame (redondance parfaitement admise), li tramos (-os, indicatif futur), etc.


Grâce à l’effet multiplicatif, joint à la cohérence absolue des structures grammaticales et à l’absence de contraintes formelles, l’élève moyen accède en un an à une capacité de communication supérieure à celle que lui confère, à nombre égal d’heures hebdomadaires, huit ans d’anglais.



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